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Hafsa, à chaque mot un pet

Hafsa, Kol Kelmè Bbassa

 

Il était de ce qu'il en était.

Que la paix et l'abondance soient sur toi ! - Notre chambre est en soie, votre chambre est en lin et la chambre de l'ennemi est un nid de souris. Messieurs et nobles Seigneurs, que nous soyons guidés, que vous soyez guidés sur la voie du bien et de la foi.

 

Il y avait un homme dont la femme mourut lui laissant une fille nommée Mahbouba (1) et un garçon nommé Mohammed. Il se remaria, sa nouvelle femme lui donna une fille qu'elle appela Hafsa et un garçon Ali. La belle-mère détestait Mahbouba car elle était beaucoup plus belle que sa fille. Tous les jours elle la disputait et ne ratait aucune occasion de monter son père contre elle. Enfin, voyant que le père ne réagissait pas comme elle le voulait, elle lui dit :

- Je ne veux plus de tes enfants ici, débarrasse-moi d'eux, va les perdre loin sinon c'est moi et mes enfants qui partiront.

- Cela m'est impossible ! Répondit le père, ce sont mes enfants, je les aime et puis ils n'ont personne d'autre que moi !

 

La scène se reproduisit de plus en plus souvent jusqu'au jour où le père céda. Il avait un champ avec une chambre abandonnée, il décida d'y emmener Mahbouba et Mohammed. Il prit quelques maigres provisions, les y conduisit, les enferma et rentra chez lui.

 

Une semaine après, les vivres s'épuisèrent et les enfants eurent faim et soif. Le petit garçon s'assit dans un coin contre le mur et commença à creuser. Il fit un trou qui lui permit de passer, appela sa sœur qui en fit autant. Ils se retrouvèrent au milieu d'un verger avec des arbres lourds de fruits et aperçurent un puits à quelques pas. Le petit garçon ayant très soif pressa sa sœur d'y aller. Il se retira. Au moment où elle allait s'apprêter à donner à boire à son frère, passa un rosier.

 

- Jeune fille, donne-moi à boire, je viens de traverser le désert et je meurs de soif, dit ce dernier.

- Tiens, bois avant moi et avant mon frère, lui dit la jeune fille et le rosier but.

- Que Dieu te garde en vie et te guide vers le bon chemin, quel est ton nom ?

- Je m'appelle Mahbouba.

- Que ton teint soit de la couleur de mes roses au printemps ! Et il disparut.

 

Aussitôt, les joues de la jeune fille devinrent d'un rose éclatant. Elle replongea le seau dans le puits, le retira, passa alors le palmier :

 

- Ma fille, que Dieu te garde en vie, donne-moi à boire.

 

Le petit garçon réclamait lui aussi à boire et pressait sa sœur de le servir. Mahbouba le fit taire en lui expliquant qu'il faut d'abord servir les plus âgés, puis tendit le seau au palmier :

 

- Bois avant moi et mon frère, et le palmier se désaltéra.

- Quel est ton nom, ma fille ? Demanda celui-ci.

- Mahbouba, répondit-elle.

- Va, ma fille, que tes cheveux soient aussi longs que mes palmes et te tombent très bas dans le dos !

 

À l'instant, les cheveux de la jeune fille devinrent très longs et roulèrent en cascade sur son dos. Elle replongea le seau dans le puits, le retira et dit à son frère :

- Maintenant, je vais te donner à boire. Elle venait tout juste de finir sa phrase quand un ange arriva.

- Ma fille, donne-moi à boire, je meurs de soif.

- Mère, tiens bois avant moi et avant mon frère.

L'ange but.

- Que Dieu te garde en vie, quel est ton nom ?

- Mahbouba, répondit la jeune fille.

- Va ma fille, que chaque mot que tu prononces soit suivi d'un jet de Mahboub (2) ! Et il disparut.

 

La jeune fille replongea le seau dans le puits, le retira plein, donna à boire à son frère, but elle-même. Le petit lui dit :

- Allons cueillir quelques fruits.

 

Elle ouvrit la bouche pour lui répondre, des pierres précieuses en tombèrent et se répandirent sur la margelle du puits. Autour d'eux, tout devint étincelant. Ils allèrent au verger, cueillirent des fruits, mangèrent puis retournèrent dans la chambre en se glissant par le trou. À chaque parole qu'elle prononçait, un tas de pierres précieuses tombait de sa bouche et s'éparpillait à terre jusqu'à ce que le sol en fût entièrement couvert.

 

Un jour parmi les jours, la belle-mère dit à son mari :

  • Allons ouvrir la chambre et sortir les cadavres, ça doit puer !

 

Il y allèrent, le père ouvrit la porte et fut ébloui par l'éclat des pierres précieuses qui couvraient le sol, la marâtre suffoqua et s'évanouit de jalousie. Elle envia davantage la jeune fille et la détesta encore plus, puis déclara à son mari :

 

- Sors-les vite d'ici, que je puisse ramener mes enfants et les mettre à leur place pour qu'ils deviennent comme Mahbouba.

 

De retour à la maison, elle se mit à préparer des provisions de toutes sortes : du sucré, du salé, de l'eau dans des barils, des vêtements, etc..., puis elle conduisit Hafsa et Ali au champ, les enferma dans la chambre et rentra chez elle. Les enfants ne cessèrent de manger, de boire et de chier à longueur de journée à tel point que la chambre devint d'une puanteur exécrable.

 

Un mois, deux mois, trois mois passèrent, les vivres s'épuisèrent. Ils eurent faim et soir, frappèrent à la porte, crièrent, appelèrent au secours, mais ce fut en vain. Le petit garçon s'assit au pied du mur et commença à creuser. Il fit très vite un trou, appela sa sœur et ils sortirent tous deux. Devant eux, il y avait le puits avec un seau et une corde, le verger avec des arbres lourds de fruits. Le petit garçon avait soif, ils se dirigèrent donc vers le puits. Hafsa plongea le seau, le retire, passa alors le rosier.

- Ma fille, donne-moi à boire, j'ai soif.

- Te donner à boire avant moi et avant mon frère ! Nous boirons d'abord et s'il reste de l'eau, nous t'en donnerons !

 

Ils burent tous deux, se lavèrent et le peu qui resta, elle le tendit au rosier. Celui-ci but le reste.

- Quel est ton nom ?

- Ça te regarde en quoi ? Je m'appelle Hafsa.

- Va, que ta peau soit couverte d'épines comme mes tiges ! Et il disparut.

 

Son frère la toucha et retira très vite la main :

- Aïe ! Pourquoi tu piques ?

 

Elle plongea à nouveau le seau, le retira, passa alors le palmier.

 

- Que Dieu vous garde en vie, donnez-moi à boire.

- Te donner à boire avant moi et avant mon frère ! Attends là-bas, s'il reste un peu d'eau, je te le donnerai.

 

Ils burent, se lavèrent, jouèrent avec l'eau et le fond qui resta, elle le tendit au palmier qui but.

 

- Quel est ton nom, jeune fille ?

- Qu'est-ce que vous avez tous aujourd'hui à me demander mon nom ? Je m'appelle Hafsa, ça te regarde en quoi ?

- Va, que ta peau soit calleuse comme mon tronc ! Et il disparut.

 

Le petit garçon tendit la main vers sa sœur et se recula effrayé :

- Pourquoi ta peau est-elle rugueuse ?

 

Hafsa replongea le seau, le retira, passa alors l'ange.

- Que Dieu vous garde en vie, donnez-moi à boire.

- Te donner à boire avant moi et avant mon frère ! Nous boirons d'abord et s'il reste un peu d'eau, je te le donnerai .

 

Ils burent, jouèrent et le peu qui resta dans le fond du seau, elle te tendit à l'ange qui but.

- Quel est ton nom ?

- Pourquoi vous me demandez mon nom ? Explosa la jeune fille. Je m'appelle Hafsa, et alors ?

- Va, que chacun de tes mots soit suivi d'un pet ! Et il disparut.

 

Son frère l'appela, au premier mot qu'elle prononça, elle péta. Ils retournèrent dans la chambre et chaque fois qu'elle parlait, des pets sonores suivaient ses mots jusqu'à ce que la chambre devint irrespirable.

 

Un jour, la femme dit à son mari :

 

- Viens, allons ouvrir la chambre, les enfants doivent manquer de nourriture.

 

Dès qu'ils ouvrirent la porte, une odeur nauséabonde les prit à la gorge, l'homme tomba évanoui et la femme appela Hafsa, celle-ci lui répondit avec des mots incompréhensibles suivis de pets sonores. Sa mère s'approcha, la toucha et fut piquée par les épines de la peau calleuse. Elle se mit à hurler de douleur et de jalousie, prit ses enfants et rentra à la maison où elle déversa toute sa haine sur Mahbouba et Mohamed.

 

Et de nouveau, elle demanda à leur père d'aller les perdre au loin car elle ne supportait plus la vue de Mahbouba. Hafsa dit à sa mère :

- Pourquoi veux-tu la perdre ? Elle ne nous a rien fait.

 

Sa mère l'injuria et la battit, puis insista auprès de son mari :

- Va les perdre tout de suite, de nuit avant le jour (3), je ne peux plus supporter leur vue chez moi.

 

Le père se résigna, prit les enfants et commença à marcher, il leur dit qu'ils allaient à l'oliveraie. Ils marchèrent longtemps et quand ils atteignirent une forêt noire, il leur dit :

- Restez ici, je vais chercher de l'eau, attendez-moi.

Il les abandonna et rentra à la maison. Les pauvres !

 

La nuit tomba, Mahbouba se réfugia sous un arbre, prit son frère sur ses genoux et, tremblante de peur, se mit à surveiller les alentours. Elle parlait pour calmer le petit et le sol autour d'elle se couvrait de pierres précieuses toutes étincelantes. Passa alors M'hammed le fils du sultan qui rentrait de la chasse, il vit quelque chose de brillant à terre, arrêta son cheval et demanda :

- Humain ou djinn?

- Humain de la meilleure race, je crois en Dieu et en son prophète Mohammed.

- Que fais-tu ici ?

Elle lui raconta son histoire avec sa belle-mère et les pierres précieuses tombaient à flots de sa bouche.

Il les embarqua sur son cheval, elle et son frère, et les emmena chez lui. Il appela les domestiques, leur ordonna de s'occuper d'eux, de les laver et de les habiller. Puis il demanda à la fille si elle était mariée, elle répondit que non alors il l'épousa. Elle exigea que son frère restât avec elle et qu'il allât au Koutteb (4). Il accepta et lui dit :

- Ton frère est le mien, je veillerai sur lui.

Il lui donna ensuite sept clés dont six qui ouvraient six chambres et qu'elle pouvait utiliser, mais il lui interdit formellement de toucher la septième clé et d'ouvrir la septième chambre.

 

Un jour, il partit à la chasse. Elle fit le ménage et prépara le repas. On frappa à la porte, elle alla ouvrir, trouva sa belle-mère, se jeta à son cou :

- Qu'est-ce qui t'amène ? Entre ! Soit la bienvenue !

La belle-mère entra, remarqua le ventre rebondi de Mahbouba, la félicita et lui dit :

- Que Dieu te vienne en aide au moment de la délivrance (5).

Elle resta à bavarder un moment puis demanda à visiter la maison. Le petit garçon rentra du koutteb, sa sœur lui donna à manger. Quand il fut reparti à son école, la belle-mère dit à Mahbouba :

- Pourquoi ton mari t'interdit-il d'ouvrir la septième chambre ? Il a une autre femme et la cache là-dedans ! Donne la clé, on va voir.

Elle ouvrit la porte et se trouva face à une mer écumeuse.

- Ma fille, laisse-moi m'asseoir un peu ici, va me chercher de l'huile et un peigne, je vais me peigner les cheveux.

- Non mère, M'hammed le fils du sultan va bientôt rentrer !

- Non, non, il ne rentrera pas maintenant, il va chasser jusqu'au soir ! Apporte un peu d'huile et viens me coiffer toi-même.

Mahbouba obéit, se mit devant sa belle-mère et commença à la coiffer, mais celle-ci la poussa brutalement dans la mer houleuse puis ferma la porte et rentra rapidement chez elle. Elle habilla élégamment sa fille Hafsa, la ramena chez le prince et l'installa à la place de Mahbouba. Avant de partir, elle lui recommanda de ne pas ouvrir la bouche et de ne prononcer aucun mot.

La nuit tomba, M'hammed le fils du sultan rentra de la chasse, appela Mahbouba, mais elle ne répondit pas. Il fit le tour de la maison en l'appelant, arriva dans la chambre à coucher, vit une femme qu'il ne connaissait pas, la secoua, l'appela, lui demanda qui elle était, ce qu'elle faisait là et où se trouvait Mahbouba. Elle ne répondit pas, seule sa respiration disait qu'elle était vivante. Alors, furieux, le prince courut chercher le petit garçon et lui demanda qui il avait vu avec sa sœur au moment où il était rentré manger. Le petit lui répondit qu'elle était en compagnie de leur belle-mère. Il le tira alors vers la chambre et lui demanda s'il connaissait la femme s'y trouvant. Mohammed reconnut sa demi-sœur Hafsa et le lui dit. Le prince cria :

- Ah ! C'est donc ainsi, où étaient ta sœur et ta belle-mère quand tu es rentré à midi ?

L'enfant répondit :

- Elles étaient dans la chambre qui donnait sur la mer.

M'hammed le fils du sultan prit la clé de la septième chambre, l'ouvrit et demanda au petit d'appeler sa sœur et de la retrouver sinon il lui trancherait la tête et l'accrocherait au mur. Le petit garçon appela :

- SÅ“ur, sÅ“urette aux cheveux d'or et de diamants, viens à ton frère sinon, sa tête sera tranchée net  (6) !

 

Au troisième appel sa sœur lui répondit :

- Je suis dans le ventre d'un gros poisson. Sur mes genoux, j'ai Hassen et Houcine (7) et je me porte bien.

 

Le prince courut alors vers ses gardes :

- Lancez cet appel dans la ville : Que celui qui a un animal fort, mulet, cheval ou chameau le ramène ! Que celui qui sait nager ou plonger vienne aussi !

Il alla ensuite dans la chambre à coucher, prit Hafsa, la ligota et la suspendit au plafond. Puis alla s'occuper de tirer le gros poisson avec tous ceux qui étaient venus l'aider. Entre-temps, à plusieurs reprises, la belle-mère venait et, par le trou de la serrure appelait Hafsa, celle-ci lui répondait en pétant :

- Je suis enlacée (8) !

La mère toute contente se disait : « Quelle chance j'ai ! M'hammed le fils du sultan a pris ma fille et l'autre est morte ! Â», puis elle rentrait chez elle.

Les hommes tirèrent le gros poisson avec des cordes énormes, le ramenèrent jusqu'au milieu de la cour de la maison, puis très délicatement lui ouvrirent le ventre. Ils trouvèrent Mahbouba assise et sur ses genoux Hassen et Houcine, ils s'en occupèrent, les lavèrent et les installèrent dans une chambre. Puis, ils découpèrent le poisson et en firent des tas. M'hammed le fils du sultan, quant à lui, s'occupa de Hafsa, l'égorgea, la découpa en menus morceaux, mit les jambes d'un côté, les bras de l'autre, fit un troisième tas avec les seins, un quatrième avec la tête et ainsi de suite. Puis il déposa le tout au fond d'un panier à âne et le recouvrit avec la chair du poisson découpée elle aussi en morceaux. Il appela ensuite un domestique et lui donna le panier :

- Porte ça à une telle, mère de Hafsa et dis-lui : C'est M'hammed le fils du sultan qui t'envoie ce présent, distribues-en à tous tes voisins.

Lui-même donna le reste du gros poisson aux pauvres et fit une grande fête pour célébrer le retour de sa femme saine et sauve ainsi que la naissance de ses deux jumeaux.

 

Revenons au domestique qui arriva chez la mère de Hafsa. Celle-ci l'accueillit bien, commença à faire le tour des voisins leur disant que sa fille avait épousé M'hammed le fils du sultan qui, pour montrer qu'il était très heureux, lui envoyait des présents. De retour chez elle, elle commença à vider le panier et bientôt elle découvrit une jambe épineuse et calleuse, elle reconnut celle de sa fille. Elle fouilla encore et trouva les bras, les seins, la tête, elle commença à pleurer et à se lamenter :

- Que celui qui en a mangé un morceau se griffe la figure pour le deuil de ma fille Hafsa !

 

Et notre contre traversa la forêt et cette année nous aurons deux et une récolte.

 

 

Contes merveilleux de Tunisie, Bochra Ben Hassen et Thierry Charnay, Maisonneuve & Larose, 1997, pp. 81 à 90.

 

 

 

 

(1) Mahbouba est un prénom féminin signifiant « l'aimée Â».

 

(2) Le Mahboub désigne des pierres précieuses rares et très appréciées, aimées.

 

(3) Cette expression est une traduction littérale de l'arabe signifiant qu'il faut agir le plus rapidement possible sans attendre.

 

(4) Le Koutteb : école coranique.

 

(5) Que Dieu te vienne en aide au moment de la délivrance est une formule rituelle prononcée à l'intention des femmes enceintes et visant à les encourager pour ne pas trop avoir peur au moment de l'accouchement. Cette formule laisse transparaître l'idée qu'on se fait communément de l'accouchement c'est-à-dire qu'il est un problème, parfois même un danger pouvant entraîner la mort de l'accouchée ; cette idée demeure vivace malgré les progrès de la médecine et même chez les gens cultivés.

 

(6) En arabe, cette invocation est rimée et rythmée mais n'est utilisée que dans les contes. La première partie de la formule peut se dire dans la vie courante, de façon humoristique, pour appeler quelqu'un en le flattant.

 

(7) Hassen et Houcine sont deux prénoms attribués fréquemment aux jumeaux de sexe masculin. Ce sont les prénoms des enfants de Ali, compagnon et cousin du prophète, qui, selon les Chiites, est le véritable envoyé de Dieu. Ces jumeaux furent tués lors d'une razzia.

 

(8) L'adjectif enlacée, en arabe : Maânka, est paronyme d'un autre adjectif Maâlka signifiant « accrochée ou suspendue au plafond, pareille à pendue ». Dans ce conte, Hafsa, ayant des problèmes d'élocution, prononce Maânka au lieu de Maâlka, ce qui suscite, à tort, la joie de la mère. Précisons que la conteuse produit gaiement des bruits avec la bouche pour imiter les pets de Hafsa à la grande joie de l'assistance.

 

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